5 repères pour agir De la production d’automatismes au développement du pouvoir d’agir : comment se consolide les gestes professionnels ? … Des repères pour agir …
1. Posture professionnelle, geste professionnel, geste de métier et développement du la réflexivité et du pouvoir d’agir… de quoi parle-t-on ?
Dans les sciences de l’éducation, le développement du concept de geste professionnel part de la volonté initiale de documenter l’agir enseignant en rassemblant et en catégorisant des théories contributives, des pratiques, des discours, des concepts adjacents mobilisés par l’enseignant pour faire sa classe. Cette conception a été développée à travers le modèle du « multi-agenda » formalisé par l’équipe du LIRDEF[1], et qui souligne que quand l’enseignant, produit et commente une séance de classe, il le fait à partir d’un passif composé d’une grande part d’inconscient et constitué de ses connaissances, de l’expérience acquise, de son rapport aux savoirs à enseigner, mais aussi des instructions et normes, de son rapport aux élèves, au langage et de tout autre élément déterminant dans la situation qui aura une influence dans l’ajustement de son action compte tenu des variables précédentes.
Ces éléments constituent alors des logiques « profondes » ou inconscientes, qui vont structurer la représentation que l’enseignante se fait de la situation et les préoccupations qu’elle induit et qui sont au nombre de cinq : 1) l’atmosphère qu’il jugera opportun pour le déroulement de la séance, 2) le pilotage de l’espace, du temps, des tâches, des interactions, 3) les procédures d’étayages, 4) le tissage c’est-à-dire l’explicitation des liens entre les phases de la situation, et 5) la transmission effectives des contenus.
Ce qui important est alors que ces préoccupations déterminent un choix de posture, c’est-à-dire un ensemble de manière d’être de penser et d’agir, allant du contrôle à l’accompagnement en passant par le lâcher prise. Cette posture de l’enseignant constituera également une certaine forme d’expression de son corps propre dans un espace de normes, d’attentes sociales et professionnelles, pour contribuer de façon permanente à l’intégration des multiples dimensions de son agir professionnel pour lui conférer une certaine stabilité dans son action[2].
Surtout, ces préoccupations et ces postures s’actualisent dans des gestes, qui désignent alors ce que l’enseignant fait, décide de faire, doit faire, dit de faire. De fait, les préocuppations et les postures sont dites enchassées et les gestes qui en rendent compte sont multiples, s’enchaînent, et sont porteurs d’une certaine épaisseur.
Une dernière distinction pourrait être considéré entre gestes de métier et gestes professionnels. Selon C. Dupuy et Y.Soulé[3], si les gestes de métier véhiculent les codes propres aux métiers et donc renvoie à un répertoire de pratiques répondant à un certain degré de codification, les gestes professionnels quant à eux dépendent davantage de processus d’ajustement, d’agencement, de régulation et sont donc de nature plus réflexive car ils intègrent les dimensions singulières d’une cognition et d’une émotivité toujours située. Les deux concepts sont toutefois articulés : les gestes professionnels intègrent les gestes de métier, et à terme, sous l’effet cumulatif des travaux de recherche, de l’analyse des pratiques et du poids de la norme, les gestes professionnels peuvent devenir des gestes de métier.
De fait, et pour tenter de généraliser au-delà de la fonction d’enseignants, il pourra être retenu qu’une posture professionnelle est l’expression d’un sujet dans un espace de normes, d’attentes sociales et professionnelles se traduisant par un certain nombre de gestes, c’est-à-dire de mouvements du corps porteurs de valeurs et inscrit dans une situation, et irrigué par la biographie et l’expérience du sujet. La posture professionnelle et sa matérialisation en différents gestes qui s’enchainent dans le temps constitue également toujours un effort d’intégration des multiples dimensions de l’agir professionnel pour lui conférer une certaine cohérence, en d’autres mots, la posture participe d’une assise professionnelle.
Enfin et surtout, comme le souligne S. Stark[4], si endosser une posture se fait surtout dans un espace socialisé, c’est-à-dire normalisé, qu’exprimer une posture c’est engager une institution, et c’est être engagé dans une institution, alors développer une posture est aussi un rapport de sujétion qui doit aussi pouvoir faire l’objet à un moment ou à un autre d’une mise à distance. C’est alors cette mise à distance qui porte en elle les germes au développement de la réflexivité, c’est-à-dire la capacité du professionnel à faire un pas de côté et analyser ses manières d’être, de faire, et penser avec un autre regard, et du pouvoir d’agir, c’est-à-dire la capacité du professionnel à développer son pouvoir sur son acte de travail à partir de la perception distanciée et renouvelée qu’il a de son métier et des normes qui l’entoure.
Comme nous tenterons de le montrer, un tel processus ne se fait tout seul, par même par un collectif à lui seul, mais bien par un appui d’un collectif à un autre.
2. Cas pratique : Le cas de collectifs d’inspecteurs en quête de consolidation des gestes du chercheur
L’expérience qui sera ici décrite provient d’une recherche issue d’un programme d’intervention d’un Institut de planification (IIPE-UNESCO Dakar) appuyant plusieurs collectifs d’encadreurs constitués en équipes nationales de recherche (ENR) afin de piloter en relative autonomie des recherches-actions dont le principal objet est d’analyser les pratiques routinières des agents de l’administration, de l’enseignant au responsable d’une administration centrale de l’État dans une perspective holistique et systémique croisant les dynamiques de management top down et bottom up.
Dans ce cadre, l’intervention implique pour les ENR de déconstruire leur posture d’encadreur pour recontruire de nouveaux gestes professionnels davantage liés à une posture de chercheur qui mène une recherche-action. Ce qu’il est alors possible de se demander est quels sont les éléments qui déterminent ce processus de développement de gestes professionnels, et surtout, quels sont les conditions pour que ce développement se fasse en lien avec un développement de la réflexivité et du pouvoir d’agir ?
Les réponses apportées par ces ENR à de multiples questionnaires leur ayant été adressé pendant l’intervention, conduit à souligner que comme dans tout processus d’acquisition des gestes d’un métier, acquérir les gestes du chercheur implique pour les Équipes nationales de recherche[5] un processus de répétition sur un temps long d’un certain nombre de gestes du métier de chercheur ou encore de « manière de faire » basées sur des valeurs.
Ce processus de répétition est en même temps vecteur de création de nouvelles compétences mais à côté de ce processus de répétition, il faut aussi une forme de « lâcher prise » pour laisser une plus grande part à l’improvisation car c’est seulement cette capacité d’improviser qui produit alors la liberté de l’exercice du nouveau métier.
Pour comprendre ce processus d’automatisation, il est alors possible de lire la citation suivante d’un comédien, Denis Podalydès, dans un séminaire sur le processus d’automatisation pour la cité des sciences et de l’industrie :
« J’adore arriver au sentiment de liberté qui implique à la fois une totale maîtrise, un total abandon, parce que les répétitions produisent une certaine mécanique, une certaine automatisation qui vous permet une relative sécurité. Le sentiment heureux de jouer c’est le fait de dépasser la contradiction entre la saveur de la première fois, la saveur de la découverte, et ce sentiment d’être libre. Moi j’adore parfois, je le fais très souvent, la mise en scène je l'oublie totalement et même je suis très désinvolte avec ça. J'oublie un jeu de scène volontairement, je m'en fiche complètement, parce que les jeux de scène n'ont aucun intérêt, c'est l'agencement entre tout ça, le récit qui court derrière tout ça dans la tête des spectateurs et la rencontre qui se fait qui importe. Mais c'est vrai pour arriver à ce point-là, il faut quand même avoir appris beaucoup, il faut avoir travaillé beaucoup. Pour moi, l'improvisation ce n’est jamais le premier jet. Mais la capacité d'un acteur a dépassé le schéma d'une mise en scène, pour moi, c'est décisif. (...) Et précisément, si c'est une détermination qui est là, elle va permettre à quantité de choses de venir remplir ce vide-là justement. On ne pourrait pas être acteur, un grand acteur, s’il n'y avait pas cette espèce de vide, cette espèce des faiblesses et d’indétermination, et plus elle est grande effectivement et plus ça permet d'aller ailleurs, plus ça permet à la personne de créer un appel d'air en elle-même, qui va permettre d'aller jusqu'à l'incarnation. Et ce n'est pas une imitation, c’est une improvisation qui soudain apparaît comme un miracle. »
Cette citation indique que le développement des gestes professionnels et la consolidation des gestes de métier passent irrémédiablement par un processus d’automatisation qui se consolide avec la répétition et l’apprentissage de manières d’être, de penser et d’agir et qui au final s’intègrent dans la mémoire à long terme, et notamment la mémoire procédurale[6]. Mais dans un deuxième temps, c’est l’effort de désautomatisation qui amène le professionnel à accéder à une certaine forme de liberté par l’improvisation, et c’est cette improvisation, car elle amène en soi de nouvelles manières d’actualiser et de développer les gestes du métier, qui contribue au développement du pouvoir d’agir du professionnel.
De fait, cette articulation entre un processus d’automatisation et de désautomatisation pour laisser place à l’improvisation est applicable à ce que vivent les équipes de recherche dans leur processus d’acquisition d’une posture de chercheur. Dans ce que vivent ces équipes, chaque étape possède donc sa logique propre.
Ainsi, la construction d’automatismes constitue fondamentalement en enjeu de l’apprentissage du métier, ici, celui du chercheur. C’est surtout la production de ces automatismes qui permettent à l’acteur de faire de plus en plus efficacement et de plus en plus rapidement les gestes professionnels sur lesquels il aura produit ces automatismes. C’est l’avantage de l’automatisation, elle nous permet de moins réfléchir car nous avons pris l’habitude de faire telle ou telle chose, telle ou telle manière de faire, et de se sentir ainsi plus sécurisé, en somme ces automatismes produisent aussi un certain confort. L’acquisition de ces automatismes ne peut-être être possible que par un principe de répétition qui contribue à consolider au fur et à mesure des compétences et qui au niveau cérébral consolide les traces neuronales liées aux apprentissages. De manière très concrète, la répétition conduit les réseaux de neurones impliqués dans le processus concerné à se myéliniser, conduisant à ce que l’information puisse circuler beaucoup plus rapidement qu’auparavant ce qui explique alors que les automatismes permettent souvent d’agir très rapidement sans réfléchir (utilisation du « système 1 » et court-circuitage du système 2 qui est plus lent)[7]. De fait, cet apprentissage d’automatismes en termes de « manières de faire » ancrée dans la mémoire procédurale constitue une première étape importante de l’apprentissage d’un métier.
Encadré n°1 : Comprendre l’écologie du cerveau : qu’est-ce que le « système 1 » et le « système 2 » ?
Selon Daniel Kahneman[8], notre cerveau dispose d’un mécanisme de fonctionnement en deux parties :
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le système 1 : il est rapide et instinctif. Ce système repose, en effet, sur les parties du cerveau qui gèrent les automatismes, et qui permettent des connexions neuronales donnant lieu à des réactions rapides. C’est ce système 1 qui permet alors de réagir dans le cadre des activités routinières et des habitudes. Il s’agit du mode par défaut du cerveau qui est actif en réalité dans la plupart des situations de la vie. C’est ce mode qui permet de s’habiller, d’effectuer les trajets habituels, de faire les activités que l’on maîtrise le plus au travail. Il s’agit donc d’un mode très économe en énergie mentale et c’est la raison pour laquelle ce mode de fonctionnement est dominant.
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le système 2 : il est plus lent et plus réfléchi. Il n’intervient que quand une situation jugée difficile ou complexe met en échec le système 1. L’individu doit alors se mettre à réfléchir et ainsi utiliser sa mémoire de travail pour lui permettre de construire des compétences nouvelles pour aborder cette situation jugée complexe. L’effort de pensée qui est alors mis en place est lent et coûteux en énergie mentale. C’est alors dans un chemin escarpé et inconnu, voire potentiellement risqué, pour l’individu lorsqu’il s’y engage[9].
Mais un praticien réflexif, qui est libre de ses paroles et de ses actes, est également celui qui sait s’affranchir de ces automatismes. Ce dépassement des automatismes ou désautomatisation implique pour celui qui a appris d’oublier et de laisser libre cours à ses pensées et à ses actes à un instant donné pour se synchroniser et s’ajuster de manière très précise au moment où il vit son action. Dans cette situation, le praticien fait alors le choix de mettre de côté ce qu’il a appris, et de laisser place à une indétermination qui va alors lui permettre d’improviser. C’est cette improvisation qui produit une liberté pour celui qui agit. Mais cette improvisation n’est pas totale, elle s’appuie alors sur les automatismes constitués, et appuyé par une réflexion plus distanciée, voie critique de ces mêmes automatismes, et c’est cela qui permet alors à l’expert d’agir en toute liberté et selon une vision la plus élargie de sa réalité. Ce phénomène a d’ailleurs été vérifié par les recherches s’intéressant au processus créatif[10], et qui démontrent que la créativité de l’individu est fonction de sa capacité à inhiber les pensées qui viennent le plus spontanément, en d’autres mots la capacité à résister aux habitudes et aux premières impressions pour développer de nouvelles réponses face à une situation donnée. Lorsqu’on cherche à être créatif, les idées qui viennent plus vite à l’esprit sont donc généralement assez communes et peuvent comporter des erreurs de logique. Pour générer des idées vraiment originales, il faut alors être capable d’inhiber les réponses automatiques du système 1 pour valoriser des réponses plus réfléchies du système 2. Il faut alors réussir à bloquer le système de la facilité quand il n’est pas adapté, inhiber ce système facile pour que le système plus coûteux en effort puisse prendre la main à fin d’élaborer des idées surprenantes. De fait, si abandonner ces automatismes pour improviser permet une liberté du praticien, elle est aussi plus couteuse en énergie, car reposant une mobilisation plus active du cerveau. Elle est également plus risquée, car il est difficile aussi de se détacher des habitudes, et amène vers l’inconnu. C’est toutefois semble-t-il le prix à payer pour être libre.
Il ainsi possible de théoriser le processus de consolidation des gestes professionnels du chercheur dans le cadre de l’expérience des ENR du programme APIQ de l’IIPE UNESCO Dakar[11], et cela notamment en vue d’identifier les conditions pour que cette consolidation des gestes amène une véritable liberté et au développement d’un pouvoir d’agir.
Pour cela, il importe à la fois d’identifier précisément les « gestes » qui font l’objet d’un processus de reconstruction par l’ENR après qu’ils déconstruisent certains de leurs gestes liés à leur posture d’inspecteur. Pour cela, il est possible de s’appuyer sur les premiers résultats d’un projet de recherche sur les processus de déconstruction-reconstruction d’une posture professionnelle du chercheur mené actuellement en partenariat avec l’Université Cergy Pontoise de Paris dans le cadre d’un master de recherche[12]. Le travail de recherche contribue notamment à produire des témoignages des membres des ENR qui indiquent de façon récurrente la prédominance de quelques indicateurs en nombre restreint qu’ils retiennent comme une ligne dans leur processus de construction des gestes du chercheur. Il s’agit notamment de la naïveté, de la neutralité, ou encore du soin apporté à une intervention préparée en amont autour de questionnements spécifiques. Ces éléments, qui participent activement de la posture des ENR se traduisent alors par un certain nombre de gestes (par exemple en application de la neutralité, ne restituer que des présentations sous forme de description en évitant les jugements de valeur), gestes qui progressivement seront consolidés par les ENR par le principe de la répétition tout au long des étapes de la restitution au cours du diagnostic.
Cependant, en lien avec le témoignage du comédien précédemment cité, il est aussi possible de soutenir que le renforcement de la posture du chercheur ne saurait se limiter à cette seule phase de consolidation par répétition d’un certain nombre de gestes professionnels. L’acquisition voire l’engagement dans une posture de chercheur passe aussi irrémédiablement par un processus de désautomatisation des gestes précédemment consolidés, étape qui nous l’avons est nécessaire pour produire une liberté et un produire un pouvoir d’agir et qui suppose alors typiquement que pendant un entretien, l’équipe de recherche oublie sa préparation si elle n’est plus justifiée et s’adonne alors à un échange libre avec les participants. C’est alors cet échange libre, qui permet de faire varier les relances en fonction des situations, tout en les improvisant, qui permet alors à celui qui anime de devenir un chercheur libre qui se synchronise avec ses interlocuteurs et leurs questionnements qui émergent dans le cours de l’action.